
Les révoltes dans les pays arabes - en l’occurrence la révolution lybienne -, connaissent un tournant, un drame venant en chasser un autre. La France est en pointe sur ce dossier lybien, après un certain silence diplomatique, ces deux derniers mois face aux révoltes tunisienne et égyptienne. Sarkozy et Cameron ont ainsi obtenu de l’ONU, l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne, accompagnée d’une campagne de bombardements ciblés. Les forces aériennes d’une coalition internationale, viennent d’opérer leurs premières frappes sur la Lybie… Mais seulement, les décisions diplomatiques dépendent plus des circonstances, qu’on ne le croit. Elles semblent de moins en moins rationnelles et connectées de plus en plus, aux émotions relayées par les médias. Du coup, elles ne sont pas toujours cohérentes avec leurs principes et ne tiennent pas toujours compte, des réalités et spécificités locales.
Après deux mois d’asthénie diplomatique, la France a été le premier pays à soutenir le Conseil national lybien, qui dirige l’insurrection lybienne depuis Benghazi. Mais une telle opération placée sous commandement occidental, comporte aussi de sérieux risques collatéraux. Elle pourrait aussi alimenter la propagande du régime en place, et susciter un rejet nationaliste dans l’opinion arabe. Elle est sinon loin de faire l’unanimité, la Ligue arabe ayant d’ailleurs annoncé clairement sa réticence, voire ses critiques, son soutien étant pourtant primordial pour la coalition. Au sein du camps occidental et de la communauté internationale, des dissensions font jour. L’Allemagne et l’Italie ne soutiennent pas cette option, à l’image de la Russie ou de la Chine. Le risque d’une telle opération est aussi de devoir s’engager dans une mission d’assistance plus lourde que prévue. Les campagnes de bombardements aériens connaissent leurs limites, sans oublier les incontournables pertes civiles, qui viendraient fragiliser la coalition dans son positionnement…
Certes, « personne ne regrettera le satrape lybien » -qui chutera bien un jour-, « responsable de multiples attentats, de nombreux crimes et de la déstabilisation de régions entières de l’Afrique », comme le soulignait récemment, le spécialiste Bernard Lugan. Mais là n’est pas le fond du problème, car il faut parfois laisser l’émotionnel de côté, pour s’intéresser au réel. En effet, on ignore encore les conséquences d’une chute brutale de Kadhafi, qui est autant une aspiration démocratique populaire, « que la manifestation de l’éclatement de l’alchimie tribale sur laquelle reposait son pouvoir ». A 90 % désertique, la Lybie est un Etat récent, à la création artificielle, conglomérat de plus de 150 tribus. Les ensembles tribaux ont des alliances traditionnelles et mouvantes, au sein de trois régions : la Tripolitaine dont la capitale est Tripoli, qui regarde vers Tunis, la Cyrénaïque dont la capitale est Benghazi, qui est tournée vers Le Caire et le Fezzan (Sebba), qui plonge vers le bassin du Tchad et la boucle du Niger. De l’indépendance de la Lybie en 1951, jusqu’au coup d’Etat du colonel Kadhafi en 69, la Lybie fut une monarchie dirigée par les tribus de Cyrénaïque. Dès le début, Kadhafi a écarté tous les partis politiques et l’a remplacé par un équilibre au niveau des tribus.
C’est comme cela, qu’il a pu tenir habilement le pouvoir pendant quarante ans, d’un point de vue politique et sécuritaire. Mais le système d’alliances tribales est affaibli depuis une tentative de coup d’Etat en 1993, qui fut noyée dans le sang. La terreur imposée par le régime a étouffé les rancoeurs, jusqu’au mois de février 2011. Kadhafi a en réalité perdu la Cyrénaïque, ses fiefs restant la Tripolitaine et le Fezzan. Mais même en Tripolitaine, les subtiles alliances tribales demeurent chancelantes. Le danger pourrait être de voir émerger une situation de guerres tribales, comme en Irak (ou en Somalie), suivie d’un éclatement en plusieurs régions. Le chaos ouvrirait un espace inespéré pour l’Aqmi. Auquel pourrait s’ajouter des dissidences toubou et touareg, adossées à leurs bases-arrière du Mali et du Niger. Un tel conflit aurait aussi des conséquences pétrolières, car on en est toujours ramené à cette question-là…
Notre époque a fait de la paix, sa valeur suprême, on le voit pour la Lybie. Mais la logique interventionniste relève aussi du deux poids / deux mesures, vue sous un autre angle. Les dirigeants occidentaux nous expliquent qu’ils veulent chasser un tyran, qui tire sur son peuple. Même si historiquement, c’est aussi le propre des tyrans de tirer sur leur peuple. Et cela, alors que la répression saoudienne et sunnite s’abat contre les insurgés chiites au Bahreïn, sous l’oeil courroucé des Iraniens chiites, sans susciter l’opprobre de la communauté internationale. En Côte-d’Ivoire, la répression contre les partisans d’Alassane Ouattara a repris et a déjà fait des centaines de victimes. Les partisans de Gbagbo sont en train d’être armés, et des dizaines de milliers de réfugiés ivoiriens fuient vers l’est du Libéria, faisant peser la menace d’une déstabilisation régionale, sans réaction de la part du corps expéditionnaire français. Il y est rétorqué, que la Côte-d’Ivoire est indépendante depuis cinquante ans. Et alors même que notre ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, avait d’abord refusé cette option, Nicolas Sarkozy a obtenu de l’ONU, l’ouverture d’une campagne de bombardements, faisant fi de la souveraineté de la Lybie (une ancienne colonie pourtant aussi).
Aujourd’hui, notre conscience qui se prétend universelle, aiguisée par les médias, ne supporte plus le colonel Kadhafi. Ainsi, il faut bombarder Tripoli et Benghazi, mais ne pas intervenir à Abidjan, au Bahreïn ou au Yémen… On se demande, où est la logique interventionniste derrière tout cela. C’est sans doute qu’il n’y en a pas…
J. D.