
Avec l’Afghanistan, la Lybie et maintenant la Côte d’Ivoire, l’armée française est ouvertement engagée sur trois fronts. Il est vrai, c’est inédit. D’ailleurs des voix s’élèvent, pour vilipender « Sarkozy le va-t-en guerre ».
On a ainsi entendu le député socialiste Jean-Marie Le Guen, soupçonnait le président de vouloir tirer profit de ces opérations, pour redorer « son blason sondagier », en prévision de la présidentielle… Il est vrai, que la guerre pourrait conférer une aura présidentielle à Sarkozy, après laquelle il court en vain, depuis quatre ans. Mais cela dit, jamais une présidentielle ne s’est jouée et décidée sur la politique étrangère… Sans remonter à Clémenceau ou Churchill, en 1990, les succès dans la guerre du Golfe, de George Bush père, ne l’avait pas empêché d’être laminé par Bill Clinton… Par ailleurs, on ne peut pas tout ramener à de la politique politicienne, parfois ce sont aussi les évènements qui décident. Et la logique interventionniste n’est pas la même partout.
Ces interventions restent surtout des opérations de gendarmerie internationale placées sous couvert de l’ONU. En Lybie, comme en Afghanistan, l’armée française montre sa dépendance à l’égard de la machine interventionniste de l’OTAN. La défense européenne au nom de laquelle Sarkozy avait ramené la France, au sein du commandement de l’alliance intégrée, s’avère bel et bien une chimère… L’Allemagne et l’Italie ne nous ont pas suivi, ni même soutenu diplomatiquement. C’est le bras armé franco-anglais qui mène la guerre en Lybie, comme en Bosnie en 1995. L’intervention en Lybie est la guerre de Sarkozy, l’idée étant d’effacer l’image malséante de la France, patrie des droits de l’homme, acoquinée avec des élites corrompues. Dans une certaine mesure, c’est une revanche également d’une ingérence humanitaire, chère à Bernard Kouchner et à Bernard Henry-Lévy… Mais les deux autres conflits en Afghanistan et en Côte-d’Ivoire, se sont imposés au chef de l’Etat. Il en a hérité.
L’intervention ivoirienne vient s’inscrire, dans une suite de revirements inattendus. L’issue de la bataille d’Abidjan ne fait aucun doute. L’appui de la France a été décisif, et il laissera des traces. D’après de nombreux spécialistes, le président ivoirien Gbagbo a vraisemblablement choisi la seule issue possible : négocier sa reddition et si possible, trouver une terre d’exil. La DGSE française n’a vraisemblablement, pas été pour rien, dans ce dénouement inattendu. Comme en Lybie, c’est l’heure de gloire des agents secrets et autres barbouzes, comme « au bon vieux temps des films d’Autner et d’Audiard ». Les grandes puissances occidentales n’ont pas, non plus, complètement perdu la main. Même si la France n’ose plus intervenir directement en Afrique – outre la présence passive de la Force Licorne, jusque là -, ses services demeurent efficaces. Car il est évident, que ce coup de théâtre n’est pas le fruit du hasard, mais de longues tractations et d’une longue préparation, entamées en décembre 2010.
Malgré sa résistance opiniâtre depuis la présidentielle contestée du 28 novembre, Gbagbo a été asphyxié par quatre mois de pressions financières et diplomatiques, puis terrassé par l’offensive éclair déclenchée le 28 mars. Il est finalement tombé, comme un fruit bien mûr. Ce n’était qu’une question de temps, de circonstances et de patience. Dans cette offensive ouverte et secrète contre le régime Gbagbo, il y eut d’abord cet ultimatum public imprudent lancé par Sarkozy : « Au 17 décembre, Gbagbo devra avoir quitté le pouvoir ». Le rire énorme de Gbagbo lui ayant répondu, Paris prenait alors la décision de se concentrer sur le travail de sape financier et diplomatique et sur le renforcement militaire du camp Ouattara. A chaque fois, la France a été à la manoeuvre, soutenant Ouattara, reconnu vainqueur par les Nations unies et l’Union africaine, en dépit de doutes réels sur la régularité du scrutin dans les deux camps. L’arrivée d’Alain Juppé au Quai d’Orsay permettait de remettre un peu de méthode dans l’action…
Mais comme le spécialiste Bernard Lugan, le soulignait récemment, la situation ne sera, hélas, pas totalement sevrée pour autant. Car en Côte d’Ivoire comme en Lybie, ce ne sont pas des « bons » démocrates qui s’opposent, et combattent de « méchants » dictateurs. Mais ce sont des tribus et / ou des ethnies, qui s’opposent en raison de fractures inscrites dans la longue durée. En Côte d’Ivoire où l’affrontement est ethnique, le pays est plus que jamais coupé en deux. Même si l’avantage militaire des partisans d’Alassane Ouattara est confirmé, par le soutien de circonstance de l’Onu et de la France, la crise ivoirienne n’en sera pas réglée. La liquidation de Gbagbo est une chose, mais elle n’est pas tout. Car c’est une véritable boîte de pandore, fermée prudemment par Houphouët-Boigny depuis l’indépendance ivoirienne, qui a été ré-ouverte depuis 1994, à savoir les questions ethniques… En Côte d’Ivoire, la coupure Nord-sud est la grande donnée géopolitique régionale, celle entre le monde sahélien, ouvert et traditionnellement structuré en chefferies d’une part, et le monde littoral, forestier à l’Ouest, lagunaire à l’Est, peuplé d’ethnies politiquement cloisonnées d’autre part… Et si pour la presse occidentale cette victoire annoncée est vue comme celle du président « démocratiquement élu » contre le président illégitime, pour les autres 46 % de la population ayant voté Laurent Gbagbo, l’explication est autre. Aidé par la France et les Etats-Unis, l’ensemble nordiste musulman reprendrait vers l’océan, une expansion bloquée durant la parenthèse coloniale…
En Lybie, la tâche est aussi ardue. Il est vrai, que les révolutionnaires lybiens ressemblent plus à « des héros de 100 000 dollars au soleil » et sont plus risibles, que redoutables. A en juger par leurs revers successifs enregistrés face aux mercenaires tchadiens de Kadhafi, dès que cessent les bombardements de la coalition occidentale. L’action lybienne des services secrets n’est pas simple, devant être discrète -toute présence attestée de services secrets, serait très négative aux yeux de l’opinion publique-, et efficace. Mais ils hésitent aussi à fournir des armes et de l’équipement aux insurgés lybiens, les services américains n’ayant pas envie de revivre, le cauchemar afghan, lorsqu’ils avaient équipé les rebelles luttant contre l’intervention soviétique. Avant que quelques années plus tard, les missiles fournis par la CIA, à l’époque, ne soient tirés cette fois-ci, par des talibans. En Afghanistan, le président Karzaï négocie avec les insurgés, en fonctions de ses solidarités tribales, et en Lybie, « le pseudo comité du peuple lybien », apparait avant tout, comme le syndicat des tribus de Cyrénaïque. Dont les Américains savent qu’elles furent l’un des principaux foyers de recrutement des islamistes, engagés en Irak.
En Lybie, comme en Côte d’Ivoire et en Afghanistan, au nom de la démocratie et des droits de l’homme, la France est plongée dans des guépiers tribaux et ethniques. La Ligue arabe et l’Union africaine ont certainement un rôle, à jouer, dans les deux conflits lybien et ivoirien. Mais comme l’analyse Bernard Lugan : l‘« actualité confirmant la géographie et l’histoire, les solutions qui ne prendraient pas en compte cette réalité ne sauraient régler la crise en profondeur »…
J. D.