
C’était l’information de la semaine, l’élimination d’Oussama Ben Laden, au Pakistan, par les services secrets américains. La mort d’Oussama Ben Laden est d’abord un symbole, pour les Américains… Car elle prouve qu’on ne les attaque pas en vain, que les méchants sont toujours punis, comme dans les films d’Hollywood et que leurs services secrets n’ont pas perdu complètement la main. Les attentats du 11 septembre furent une horreur absolue avec leurs milliers de morts, mais surtout la marque d’un certain abaissement, d’un déclin de la puissance américaine. Mais naturellement, cela ne marquera pas la fin d’Al-Qaïda, comme nous le savons, qui n’est pas une organisation hiérarchisée, mais une nébuleuse de petits groupes autonomes qui reprennent la marque Al-Qaïda, telle une franchise, marquant leur positionnement idéologique, sans en référer à la maison-mère. La mort de Ben Laden ne changera rien en cela. Dans le Sahel, AQMI continuera à sévir contre les Français. Mais de nombreuses questions sont soulevées, en filigrane, en marge de cette annonce. Pourquoi aura-t-il fallu tant de temps aux services secrets américains, pour localiser, puis éliminer Ben Laden ? En quelle mesure est-ce une victoire contre le terrorisme, et la rebellion en Afghanistan ? Le calendrier de retrait va-t-il être redéfini ? Et surtout que cache sa mort au Pakistan ?
L’intervention occidentale en Afghanistan avait été d’abord officialisée pour en chasser Ben Laden. Mais comme nous le savons bien, les Américains sont présents dans la région, pour des raisons géo-stratégiques multiples. Car ce n’est pas la lutte contre le terrorisme qui justifie la présence américaine, du moins pas seulement. D’ailleurs à cet effet, les attentats perpétrés à New-York, aux Etats-Unis, en septembre 2001, ne constituaient malheureusement un acte isolé. Ce n’est que le résultat de la politique étrangère américaine menée en Asie centrale, depuis la fin de la guerre froide. Comme l’a analysé le spécialiste François Lafargue, l’Asie centrale est devenue une région d’enjeux stratégiques. La lutte armée en Afghanistan permet aux Etats-Unis de justifier d’une présence dans la région. Cette intervention en Afghanistan n’est qu’un des deux volets de cette stratégie politique. Le deuxième volet fut l’Irak, deuxième bassin pétrolier mondial. Le but des Américains est de contrôler les voies exportatrices, les routes du pétrole, par le GUAM, non pas pour eux, mais pour en priver la république populaire de Chine. Bien que créditeur de la Chine et entretenant des rapports complexes et ambigus avec elle, les Américains ne veulent laisser aux Chinois, la seule prédominance géo-stratégique en Asie centrale.
Les Etats-Unis proposent aux Etats de la région d’adhérer au GUAM, l’idée étant de nouer des amitiés en Asie centrale, comme c’est le cas avec la Géorgie, et les Américains ne sont pas prêts à quitter tout de suite, l’Afghanistan. Dans la mer Caspienne ont été découverts des gisements de gaz et de pétrole (Turkménistan, Ouzbékistan, Kazakhstan, etc.). Ces Etats sont enclavés, et ils ont sollicité pour extraire leurs hydrocarbures des groupes pétroliers américains, dont le groupe UNOCAL (Union Oil of California). Les entreprises américaines ont envisagé trois routes : Iran, Turquie, Russie. La solution qui sera envisagée, c’est de passer par l’est. Mais en 1992-93, ce projet ne peut se concrétiser, car l’Afghanistan est en proie à la guerre civile. Les Américains sont conscients que l’Afghanistan est devenu une poudrière, ce qui amènera à ce rapprochement progressif avec l’allié pakistanais. Le pétrole sera reçu dans des ports pakistanais, et de plus, ce projet permettrait au Pakistan de se doter d’un moyen de pression énergétique, à l’égard de la Chine, allié indéfectible mais qui ne lui livre plus d’armes sophistiquées (radars, etc), depuis plusieurs années. En 1990-91, on constate la radicalisation de certains Afghans, dans un pays en proie à la guerre civile, et ce sera l’engrenage de l’islamisme, avec les talibans. A savoir cette milice religieuse, qui prendra le pouvoir au milieu des années 1990, composée d’Afghans, orphelins de guerre, encadrés par des officiers pakistanais, au début. La zone frontalière avec l’Afghanistan est à dominante pachtoune et le Pakistan en l’annexant insidueusement, envisage d’en faire une base de repli, contre l’Inde voisine.
En 1993, c’est la conquête de la capitale par un Afghan, le Mollah Omar. Ce sont les services secrets pakistanais qui lui donnent de l’argent, le soutiennent. Islamabad veut ramener la paix et la concorde civile, dans l’Afghanistan voisin. Les talibans consolident leur pouvoir, suite à la prise de Kaboul, et cette milice présentée comme une marionnette du Pakistan devient progressivement « un électron libre ». Les talibans promettent à leur arrivée au pouvoir, de raser, brûler les champs de pavots, la culture d’opium s’étant déjà développée en Afghanistan sous l’occupation soviétique, pour financer la résistance. L’opium tiré du pavot est transformé, ce qui permet ensuite d’obtenir de l’héroïne, dite « la blanche » et / ou de la morphine. Mais seulement, quelques hectares seront brûlés, les talibans ayant bien compris que l’argent de l’opium (60 % du P.I.B. de l’Afghanistan), permettrait d’être autonome du soutien de leurs amis : le Pakistan et les Etats-Unis (pour acheter des armes, etc.). En 1995, la culture d’opium poursuivie plaçait l’Afghanistan « au premier rang mondial », ce qui est toujours le cas aujourd’hui. Et c’est là, qu’est intervenu Oussama Ben Laden, à savoir le fils d’une des plus riches fortunes d’Arabie saoudite, ayant fait ses affaires dans le BTP. Et plutôt que de mener une vie de riche mécène, Ben Laden se lança dans la lutte armée pour ses idées, en partant en Afghanistan dans les années 80. Les Etats-Unis soutiendront la résistance afghane, après l’arrivée de Reagan au pouvoir. Il servira d’agent de liaison aux Américains, devenant le pivot entre l’Arabie saoudite, la résistance afghane (le commandant Massoud) et les Etats-Unis. Au départ des troupes soviétiques d’Afghanistan, Oussama Ben Laden rentre chez lui, en Arabie saoudite.
Or, la famille royale saoudienne est très corrompue. Une « cassette » annuelle est collectée par les impôts (pour le Roi). Qui va ensuite la dépenser au casino, en Espagne, à Marbella. La famille royale vit la plupart du temps, à l’étranger. Plusieurs Princes vivent d’ailleurs aux Etats-Unis, et la famille Saoud essuie des critiques. La deuxième controverse est la présence des troupes américaines en Arabie saoudite, suite à l’invasion du Koweit. Le Roi d’Arabie saoudite craint alors une invasion irakienne et appelle les Américains à l’aide, qui envoient 500 000 soldats se déployer dans le royaume. Cette présence américaine armée sur le sol saoudien est insupportable à Ben Laden, la considérant comme « une souillure ». Il faut le savoir, l’Arabie saoudite est considérée comme une immense « terre sacrée » de 2,5 millions de km2. En décembre 1990, les militaires américains fêtent Noël, avec leurs prêtres, leurs pasteurs, leurs rabbins là-bas. Ben Laden critique aussi la politique étrangère américaine (soutien à Israël, etc.), et en 1994, de par ses critiques incessantes dirigées contre la famille royale, il est expulsé d’Arabie saoudite, et déchu de la nationalité saoudienne. A l’été 1994, il est caché au Soudan. Mais l’extradition du terroriste international Carlos, du Soudan vers la France, l’inquiète. Ben Laden préfère quitter le Soudan et il part en Afghanistan, qui est un pays qu’il connaît. Il se liera au régime taliban sur place, avec le Mollah Omar lui-même, et petit à petit, il deviendra « le banquier du régime ». Installé en Afghanistan, Ben Laden poursuivra son combat contre la famille royale saoudienne, se tournant vers le terrorisme et la tactique est celle de l’attentat simultané. Il a fomenté les attentats contres les ambassades américaines du Kénya et de Tanzanie, contre le navire de guerre américain U.S.S. COLE, avec 400 marins à son bords, dans le golfe d’Aden. Enfin, le 11 septembre 2001, ce sont les attentats avec deux avions-suicides détournés à New-York.
En tout cas, les Américains savent que Ben Laden a soutenu « indirectement » ces attentats, et ils demandent à l’Afghanistan de l’extrader, ce-dernier étant ressortissant étranger, et pas afghan de tout de façon. Mais le refus du Mollah Omar décidera ensuite les Américains à lancer une intervention, une opération en Afghanistan « Liberté immuable ». Le régime taliban est renversé en un mois (vers novembre 2001), par les Américains. En 2004, des « élections libres » ont vu élire président, l’Afghan Hamid Karzaï. Deux forces sont en Afghanistan, dont l’ISAF, auxquelles participent 60 000 h., et auxquelles participent la France (Espagne, Pologne…), commandée par l’OTAN. Mais huit ans plus tard, ces forces sont toujours présentes et la situation n’a guère évolué. En Afghanistan, la communauté internationale n’a d’abord pas assez aidé à la reconstruction, après trente ans de guerre civile. Les Américains étaient déjà en Irak, jusqu’à récemment. Sinon, on connaît l’état des finances des Européens. Les Afghans ne voient pas les retombées positives, à ce qu’ils considèrent comme une occupation étrangère. L’armée afghane est une armée de papier (avec 30 % de désertion, les soldats ne touchant pas leurs soldes). Le pouvoir du président d’Hamid Karzaï est fragilisé, par une cruelle absence de légitimité. Et on assiste à une réémergence des néo-talibans recoupant une autre problématique essentielle, qui est de nature ethnico-tribo-linguistique, car ce pays montagneux est une mosaïque de peuples : Pachtouns, Tadjiks, Ouzbeks. Les Pachtouns sont présents dans l’est, le sud et le sud-ouest, où ils représentent 35 % de la population, ainsi qu’au Pakistan, dans la zone frontalière nord-occidentale (dans les zones tribales et au Balouchistan). Et les néo-talibans actuels recrutent et sont très présents, actifs, dans cette zone tampon, à savoir une région tribale échappant de plus en plus au pouvoir central pakistanais et à celui de Kaboul.
L’Afghanistan est un des pays les plus pauvres du monde, qui a tenu tête à l’U.R.S.S., puis à l’O.T.A.N. C’est la plus grande leçon d’humilité, de ces deux conflits afghans, on ne peut rien contre le fanatisme, la volonté, la résistance des hommes. Il suffit pour cela de relire, « Les cavaliers » de Kessel. Comme l’histoire de ce pays vient nous le rappeler, toute intervention de l’étranger, aux yeux d’un peuple si farouche, est toujours si mal perçu. Et à cet effet, la légimité du président afghan, Hamid Karzaï, est fortement contestée. Une transition politique serait nécessaire à Kaboul, pour se diriger vers un gouvernement et un régime bénéficiant de la légitimité populaire, capable de rassembler, le pouvoir en place, négociant en fonction de ses propres solidarités tribales. Le fléau fondamentalise ne saurait être aussi résorbé, que par le développement, une habile coopération, et la reconstruction. La mort de Ben Laden au Pakistan est aussi la confirmation du double jeu pakistanais en Afghanistan. Une partie de l’appareil d’Etat pakistanais cachait donc Ben Laden et joue encore avec Al-Qaïda contre les Américains, officiellement leurs alliés, même si un tournant a peut-être marqué. Mais la tâche sera encore rude…
J. D.