Carnet littéraire – Coups de coeur
« Un capitalisme à visage humain, Le modèle vénitien », Jean-Claude Barreau, Fayard
« Issu d’une lignée mi-juive, mi-athée » selon ses dires, orphelin en fuite sous l’occupation, prêtre éducateur dans les années 70, mais aussi conseiller de Mitterrand, puis de Pasqua, Jean-Claude Barreau a eu mille vies. En profond désaccord avec les positionnements du pape Paul VI sur le mariage des prêtres et la question de la contraception, il abandonne la prêtrise pour se marier. Sa vie oscille ensuite entre l’édition, le journalisme et la politique. Mais comment un républicain aussi convaincu que Jean-Claude Barreau peut-il choisir l’oligarchie vénitienne, comme modèle pour notre société ? Avant tout, parce qu’elle sut inventer un capitalisme intelligent, redistributeur, fondé sur le sens de l’Etat de ses élites, parce qu’y avoir de l’argent y impliquait plus de devoirs que de droits. Jean-Claude Barreau confesse ainsi dans ce récent essai, sa coupable admiration pour une oligarchie disparue.
Venise n’a pas toujours été une ville morte, un musée à ciel ouvert saturé de touristes, menacée par les eaux, telle que nous la connaissons aujourd’hui. Des siècles durant, Venise fut l’exemple le plus accompli de la thalassocratie dominante, à l’image de la Londres victorienne, la cité comptant elle-même, quelque deux cent mille habitants, ce qui en fit longtemps la plus importante ville d’Europe, jusqu’à ce Paris la dépasse au XVIIIe siècle… Mais cette civilisation où un libertaire comme Casanova avait sa place, était surtout caractérisée par la conviction de la supériorité de la collectivité sur l’individu, du public sur le particulier. Derrière cette culture chatoyante, se cachait un Etat fort et respecté, Richelieu lui-même le constatant pour le déplorer. Venise savait que pour produire des bénéfices à long terme, le capitalisme ne doit pas être insupportable aux pauvres, et surtout insensible au bien commun. Venise commerçait comme le disait Fernand Braudel, avec l’économie monde de son époque : celle du « tri-continent » (Europe, Asie, Afrique), depuis la Baltique jusqu’à la Chine, puis après sa découverte par les monarchies ibériques, avec le Nouveau Monde.
Mais le gouvernement agissait aussi en matière économique, la loi réglant minutieusement les droits de douane et les courtages. Gravitant autour de la Bourse, le capitalisme vénitien était un capitalisme redistributeur, pratiquant pourtant les techniques de la finance moderne. Il tint toujours à en partager les risques et les gains. Les faillites y étaient ainsi rares, le capitalisme vénitien particulièrement fluide. Mais surtout, Venise fut longtemps la première place industrielle d’Europe, avec les milliers d’ouvriers de l’Arsenal et des verreries, des chantiers navals, les artisans des imprimeries et des filatures, des industries de luxe, mais aussi les sidérurgistes de ses fonderies de canon, à la fabrication « taylorisée » avant l’heure. Entreprises de tout genre, privées ou publiques, la cité sut toujours garder de puissantes manufactures locales, sources de profits et bassins d’emploi, pour éviter le chômage, qui fut un souci permanent des élites en place.
Outre le caractère original de son capitalisme, il met en valeur son caractère exemplaire et toujours actuel. Venise aimait le profit, mais avait compris que le profit ne saurait ignorer le bien commun. La cité des Doges fut l’exemple d’une économie mixte, alliant les capitaux et l’Etat, comme la France colbertiste qui créa les Eaux et Forêts, les Ponts et Chaussées, ainsi que les manufactures royales, ou celle des Trente Glorieuses où la liberté d’entreprendre existait, mais les banques de dépôt (Société Générale, Crédit Lyonnais) étaient en partie nationalisées. Comment construire un capitalisme un visage humain ? En ces temps de crise, la question est d’une grande urgence. Venise nous livre une partie de la réponse, et Jean-Claude Barreau une magistrale leçon d’économie politique, au travers ce déroutant essai. A découvrir…
« Le trottoir au soleil », Philippe Delerm, Gallimard
Romancier, essayiste, l’auteur à succès de « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » (1997), passé le cap de la soixantaine, pressent maintenant avoir franchi le solstice d’été… Ainsi, y aura-t-il « encore de jolis soirs, des amis, des souvenirs d’enfance, des choses à espérer », mais c’est ainsi, l’on est sûr d’avoir franchi le solstice, une goutte de nostalgie s’infiltrant au coeur de chaque sensation, au quotidien, pour la rendre ainsi « plus durable et menacée »…
Derrière la sensation du temps qui passe, des lilas persistants à la saveur de la figue séchée, en passant par le fameux pudding de Le Bras, le Naples-Oberkampf, ou encore un voyage en train remémorant de lointains souvenirs d’enfance, Philippe Delerm reste « léger dans les instants, avec les mots », le solstice d’été étant peut-être déjà l’été indien… Comment rester solaire, les jours passant, tout en conservant l’envie de guetter la lumière… Relevant certes de la petite littérature en prose, « Le trottoir au soleil » c’est le dernier essai de Philippe Delerm, plus ou moins dans la lignée de « La première gorgée…», et dans ce style désuet et de l’observation que l’on lui connaît, peut-être plus intime qu’à l’accoutumée, mais à l’écriture toujours savoureuse…