L’épopée du canal de Suez, Institut du monde arabe, 28 Mars – 5 Août 2018

« L’épopée du canal de Suez », c’est la dernière passionnante exposition en cours, à l’Institut du Monde Arabe, à découvrir. Elle raconte quatre mille ans d’histoire : celle d’un isthme entre l’Asie et l’Afrique, celle du canal, au temps des pharaons d’abord, puis au siècle de la machine dans un pays en renaissance, à l’ombre des empires coloniaux, de la décision du percement du canal contemporain en 1869, jusqu’à sa nationalisation en 1956, suivi des deux conflits israélo-arabes.
Au temps des pharaons, l’isthme de Suez était déjà parcouru par un canal qui aboutissait à la mer Rouge, comme nous le savons maintenant et tels ont pu l’établir les scientifiques français débarqués dans les bagages de Bonaparte, lors de l’expédition d’Egypte. Qui fut l’initiateur du projet ? A quelles fins était-il utilisé ? Etait-il navigable tout au long de l’année ? Le canal des pharaons partait de Suez pour bifurquer vers l’ouest et rejoindre un des bras du Nil, jusqu’à Zagazig. Son tracé reste relativement incertain malgré les descriptions des itinéraires et les vestiges archéologiques. Il aboutissait dans le golfe de Suez après une voie d’eau creusée dans la partie désertique de la région. Sésostris III fut le premier à avoir entrepris de le creuser. Une certaine activité continua après la conquête de l’Egypte par les Romains. Outre l’appétit des empereurs pour les grands travaux, les motifs étaient stratégiques et économiques. La navigation du Nil à la mer Rouge était difficile, rythmée par des contraintes saisonnières : crue annuelle du fleuve en juillet, régime des vents… Et l’entretien du canal, périodiquement ensablé, était une lourde charge. Quand le calife Amr entreprit la conquête de l’Egypte en 642, il fallut à nouveau désensabler le canal qui tomba définitivement en sommeil après une centaine d’années d’activité. Au XVIe siècle, les Vénitiens proposent au sultan Bajazet II de creuser à nouveau l’ancien canal des Egyptiens, sous l’initiative du marchand Francesco Teldi, en 1504, dont le pays conserve encore le contrôle de la Méditerranée occidentale, les Portugais ayant franchi le cap de Bonne-Espérance en 1498. La route de mer vers les Indes a été ouverte pour leur plus grand profit, le sultan ne percevant plus de taxes sur les épices, et Venise voyant son commerce partiellement péricliter. Mais pourtant le projet n’aboutira pas. C’est l’expédition de Bonaparte (1798) qui relance le projet. Mais Méhémet Ali hésite et cette hésitation reflète tout le dilemme des deux derniers siècles.
Pour faire revivre cette lointaine province ottomane, il faut importer les techniques européennes et, en même temps, éviter d’éveiller les convoitises. Méhémet Ali sent le danger pour l’indépendance du pays d’une voie d’eau internationale. Lorsque Saïd Pacha accède au pouvoir en 1854, l’ayant connu adolescent, du temps où il était consul de France, Ferdinand de Lesseps se précipite en Egypte pour lui présenter le projet sur lequel il travaille depuis des années. Les deux hommes décident, ensemble, de changer la carte du monde. Pourtant, ils ne pèsent pas bien lourd. L’un est un diplomate sur la touche, l’autre n’est que le gouverneur d’une province de l’Empire ottoman. Le sultan Abdulmecit n’y voit que des inconvénients, notamment en terme de perte d’influence pour Istanbul. Les Anglais, eux, sont directement intéressés par l’isthme de Suez comme route des Indes. Mais ils ne songent pas à un canal, leurs efforts portent sur le développement de moyens terrestres, en attendant le chemin de fer qui reliera Alexandrie à Suez. Craignant une installation des Français en Egypte, ils ne reculent devant aucun argument pour s’y opposer. Le projet est irréalisable sur le plan technique et son existence est menacée – même une fois réalisé – par les dépôts de sable, nécessitant un entretien au coût faramineux, selon eux. Plus tard, Benjamin Disraeli, successeur de Palmerston, comprendra que puisque le canal existe, mieux vaut contrôler le pays tout entier. Et en dépit de la réticence de la Sublime Porte et de l’opposition anglaise, de 1855 à 1869, on passe de la conception à la réalisation du canal de Suez contemporain.
Faisant le pari du progrès, en 1859, Saïd autorise ainsi Ferdinand de Lesseps à lancer les travaux, lui accordant la concession du canal. Outre l’édification de la voie navigable, ayant nécessité l’évacuation de près de 75 millions de kilomètres de mètres cubes de déblais, le chantier a nécessité de relever d’immenses défis. La construction du canal de Suez est un tour de force technique marquant une étape fondamentale dans l’histoire des travaux publics. Dès 1859, 25 000 ouvriers égyptiens sont engagés sous le régime de la corvée, et mis à la disposition de la Compagnie universelle du canal de Suez. On estime que 1,5 millions d’ouvriers égyptiens oeuvrèrent à la création du canal de Suez et ce qui est contesté, que 125 000 d’entre eux sont mort sur le chantier, principalement du choléra. Leurs principaux outils sont alors la pelle et la pioche. La suppression de ce régime de la corvée en 1863 entraîna l’arrêt des travaux et le chantier allait dès lors faire l’objet d’une profonde réorganisation, se traduisant par le recours aux machines et à la vapeur. Alors que les machines à vapeur étaient restées plutôt à la marge des travaux publics jusqu’aux années 1850, le percement du canal de Suez allait durablement consacrer leur utilité. Son successeur Ismaïl accélère la course au développement. Il dit : « Mon pays n’est plus en Afrique, il est en Europe ». Mais, conscient de la menace, il dit aussi : « Je veux que le canal soit à l’Egypte et non pas l’Egypte au canal. »
Le 17 novembre 1869, c’est l’inauguration du canal, après 6 années de travaux. Long de 161, 15 kilomètres, il est ouvert à la navigation en grande pompe, le monde ayant alors les yeux tournés vers l’Egypte, l’événement rassemblant une foule en liesse venue applaudir cette réalisation hors normes et les hôtes de choix conviés pour l’occasion. Ferdinand de Lesseps négocie un accord avec le conseil d’administration de la chambre de commerce de Londres. Pour les Anglais, il ne s’agit plus de s’opposer au canal, mais de le placer sous leur direction. En 1875, l’Etat britannique profite de la banqueroute de l’Egypte et rachète la part des actions détenues par le vice-roi. Avec désormais 44 % des actions de la Compagnie du canal de Suez, le Royaume-Uni en devient le principal actionnaire, tandis que les 56 % de parts restantes sont aux mains de divers actionnaires, en majorité des petits porteurs français. Les Anglais prennent pour prétexte la situation révolutionnaire qui règne au Caire pour occuper le pays, en 1882. Français et Anglais resteront côte à côté par défaut. En 1904, dans le cadre de l’Entente cordiale, la France reconnaît la suprématie des Anglais en Egypte. Sous diverses formes, le Royaume-Uni sera hégémonique en Egypte jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. C’est l’époque des voyages au long cours dont le canal de Suez est un passage mythique. Tandis que, pour les Egyptiens, il devient le symbole du colonialisme contre lequel ils luttent.
En 1952, la dynastie fondée par Mohamed Ali est renversée par le coup d’Etat des Officiers libres et en 1956, le président Gamal Abdel Nasser annonce la nationalisation du canal. Au terme d’un discours de deux heures et quarante-cinq minutes ponctué par un grand éclat de rire, le Raïs annonce la nationalisation, ce 26 juillet 1956. Alors que les bourses occidentales sont closes, Nasser précise que les porteurs d’actions seront remboursés au cours de clôture de la Bourse de Paris. « Nous ne permettrons pas, martèle Nasser, désignant la Compagnie du canal, que le canal de Suez soit un Etat dans l’Etat. » A l’annonce d’un mot de passe répété à trois reprises dans le discours de Nasser, comme convenu depuis la veille, les installations du canal sont prises d’assaut par des plénipotentiaires égyptiens. L’administrateur et les navigateurs français de la Compagnie du canal sont informés que désormais ils recevront leurs ordres de l’administration égyptienne et ils sont invités à poursuivre la navigation comme à l’accoutumée, dans les mêmes conditions contractuelles. C’est la fin d’une certaine Egypte cosmopolite, depuis la fin du XIXe. Bientôt, c’est l’ensemble du pays qui communie dans l’allégresse, de Suez à Alexandrie, en passant par Le Caire. Officier durant la guerre israélo-arabe de 1948-1949, le Raïs n’a pas oublié l’humiliation de la domination britannique. En parlant à son peuple, il vise juste et sauve l’honneur national. Et avec ce coup d’estoc aux intérêts étrangers, il affirme la véritable indépendance politique et économique de son pays. C’est au tour des Occidentaux de subir de plein fouet l’annonce.
La réalité immédiate, c’est une crise internationale. Le Royaume-Uni se sent menacé dans ses relations commerciales avec l’Extrême-Orient et dans son approvisionnement en pétrole. La France soupçonne le fondateur du panarabisme de soutenir la rébellion algérienne. Israël craint l’interdiction pour ses navires d’emprunter le canal de Suez. Conformément à l’alliance secrète actée par le protocole de Sèvres par ces trois pays, l’opération Kadesh est lancée. L’armée israélienne envahit la bande de Gaza et le Sinaï égyptien avant d’atteindre la zone du canal, le matin du 29 octobre 1956. Le lendemain, le 30 octobre, la France et le Royaume-Uni bombardent l’Egypte et un corps-expéditionnaire franco-britannique débarque à Suez. Mais sous la pression de l’URSS et des Etats-Unis, soucieux de préserver l’équilibre du nouvel ordre mondial, les forces de cette coalition capitulent sous la contrainte. Et, le 6 novembre, Israël doit se retirer sur la ligne d’armistice de 1949. Le 13 novembre, Nasser n’hésite pas à couler des bateaux pour entraver la circulation des Anglais et des Français dans le canal. L’emploi de la manière forte finira par payer. Après plusieurs guerres qui le paralysent, le canal de Suez est aujourd’hui l’une des premières sources de revenus du pays. Les travaux gigantesques effectués entre 2014 et 2015 doublent sa capacité. Autour de lui, se développe une zone industrielle qui sera un des principaux pôles d’activité de l’Egypte du futur.